L’art de tracer la ligne entre liberté d’expression et incitation à la haine raciale

Par Fiana Gantheret

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A la suite des évènements tragiques de janvier 2015 à Paris, un débat impliquant deux principes a resurgi : la liberté d’expression, d’une part, et la prohibition de discours appelant à la haine, de l’autre. La raison principale en est la mobilisation massive qui a suivie l’attaque de Charlie Hebdo. En effet, plus d’un million de personnes en France ont manifesté afin de proclamer « Je suis Charlie », et par là-même leur « attachement indéfectible à la liberté d’expression ». Une autre raison est qu’à la suite de la tuerie à Charlie Hedbo, qui a été suivie, entre autres, par une attaque à caractère antisémite, plus de 70 procédures ont été initiées pour apologie du terrorisme ainsi que pour incitation à la discrimination et à la haine raciale, en réaction à des propos tenus par des individus soutenant les actions des terroristes ou à tout le moins les minimisant. A cet égard, la Garde des Sceaux, Christine Taubira, a donné les instructions suivantes dans une circulaire aux parquets :

A l’heure où la France est frappée en plein cœur par le terrorisme et où les fondements même de la démocratie sont visés, le ministère public doit veiller à préserver les grands principes de la République et poursuivre son action de protection de la liberté d’expression, indissociable de la démocratie.

L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen proclament les principes de liberté d’opinion et d’expression qui ne peuvent être limités que dans les cas déterminés par la loi.

Dans ces moments où la nation doit montrer son unité, les propos ou agissements répréhensibles, haineux ou méprisants, proférés ou commis en raison de l’appartenance à une religion doivent être combattus et poursuivis avec la plus grande vigueur.

Une de ces procédures pose spécialement problème, en raison du fait qu’elle concerne un humoriste, Dieudonné M’bala M’bala (alias Dieudonné), c’est-à-dire quelqu’un qui, lorsqu’il a émis ces propos, aurait pu être en faire de l’humour, tout comme Charlie Hebdo. Cependant, les faits d’une affaire sont examinés par un juge en fonction, entre autres, de leur contexte. Dieudonné a été condamné dans le passé plusieurs fois pour incitation à la haine raciale.

La question, dès lors, est de savoir si les politiciens et citoyens qui ont manifesté et scandé « Nous sommes Charlie » ont raison de mettre en avant une société qu’ils dépeignent comme libre? Les limitations à la liberté d’expression telles qu’elles existent dans les textes législatifs français, et qui ont donné lieux à des poursuites contre, notamment, Dieudonné, semblent en effet être contraires à cette liberté d’expression à laquelle des milliers de personnes ont proclamé un « attachement indéfectible ». Qu’est-ce qui définit un appel à la haine et à la discrimination ? Qu’est-ce qui fait que la justice française a autorisé Charlie Hebdo à publier des dessins, y compris les caricatures du prophète Mahomet en 2007, mais que les « blagues » de Dieudonné ont été condamnées plusieurs fois en tant qu’injures antisémites ?

Une telle différentiation résulte de l’application des dispositions légales françaises. Dans un cas, Charlie Hebdo caricature les croyances et les individus dans un but humoristique et, comme l’a déclaré la chambre de la presse et des libertés dans son jugement, « sans volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ». Charlie Hebdo a fait l’objet de plus de cinquante poursuites ces vingt dernières années, mais n’a été, à ma connaissance, condamné que sur la base de l’injure et de la diffamation, non pour incitation à la haine raciale. Dans l’autre cas, Dieudonné, qui a été condamné plusieurs fois pour propos racistes, opère une confusion coupable entre, par exemple, le judaïsme et les crimes commis par l’état d’Israël.

La caricature n’est pas un art facile, et Charlie Hebdo, selon les tribunaux français, y excelle. Le journal parvient à éviter de tomber dans une critique raciste d’un groupe pour sa seule appartenance à une religion. En revanche, force est d’admettre que les thèmes discutés dans ces dessins sont ceux-là mêmes qui forment un terreau particulièrement fertile aux incitations à la haine et à la discrimination, ainsi qu’à la propagande nationaliste xénophobe. Dans un monde où les sensibilités culturelles et religieuses vivent très proches les unes les autres, soit physiquement sur un même territoire, soit virtuellement sur la toile et les réseaux sociaux, l’utilisation de ces thèmes peut avoir des conséquences dangereuses. En parallèle, ou en raison de cette proximité, il existe en Europe un regain de sentiment raciste, anti-musulman ou bien antisémite, ainsi qu’un rejet de l’immigration, comme l’illustre le mouvement allemand Pegida.

Dans ces circonstances, est-il de notre responsabilité en tant que citoyens de définir où doit être tracée la ligne entre la liberté d’expression et l’incitation à la haine, en s’abstenant d’aborder certains sujets? La loi trace cette ligne aujourd’hui en autorisant et protégeant la liberté d’expression dans des confins que certains qualifient de larges, et que d’autres rejettent entièrement (la question de savoir ce qui reste de la liberté d’expression lorsqu’elle est limitée tel que c’est le cas en France aujourd’hui est un autre débat dans le quel nous n’entrerons pas dans ce post). Existe-t-il une nouvelle ligne entre les deux principes qui aurait vocation à remplacer celle tracée par la loi ? En des temps d’opinions polarisées, partageons-nous la responsabilité incombant aux autorités publiques de prévenir la violence en nous abstenant de reproduire certaines images telles que les caricatures du Prophète Mahomet? Les moyens de communication puissants qui existent aujourd’hui permettent à un dessin d’être vu le jour de sa parution à l’autre bout du monde, dans un contexte, comme le fait remarquer le dessinateur Chappatte, où l’humour caractérisant le dessin à l’origine s’est perdu, et n’est pas compris.

Répondre oui à ces questions est tentant. Il ne s’agit pas d’épargner la sensibilité d’un individu, mais de plusieurs centaines, milliers, voire dizaines de milliers d’individus. Nous aurions l’impression d’acheter une paix sociale. Cependant, cela serait pernicieux à deux niveaux. Premièrement, il est impossible de faire en sorte que personne ne soit blessé par quelque image à caractère politique que ce soit. Il se trouvera toujours quelqu’un qui pourra en être offensé. Si nous devions nous réfréner de recourir à la caricature, le débat et la discussion publiques en seraient amoindris, en ce que la caricature à caractère politique s’empare de thèmes et de valeurs qui précisément participe du vivre ensemble. La censure n’a jamais aidé à la mise en place d’un discours pacifié ni prévenu la violence. De la même manière, il est possible de critiquer les dessins de Charlie Hebdo. Aucune loi ne mettra quelqu’un en prison pour cela. Il est même possible d’intenter une action en justice contre le journal, comme cela a été fait à de nombreuses reprises. En revanche, demander à ce que Charlie Hebdo ne produise pas ses dessins a des conséquences extrêmement dangereuses. En effet, deuxièmement, en acceptant de tracer cette nouvelle ligne, nous nous mettons alors à la place des juges en nous faisant les arbitres de ce qui constitue ou non une atteinte à la liberté d’expression. Ne pas publier des dessins qui ne constituent pas une infraction à la loi est proche de l’auto-censure, ce qui est à l’opposé de la discussion. C’est ce qui est en train de se produire en France notamment, où un certain climat s’est installé qui enterre cette tradition – d’origine anticléricale – française de remettre en cause les idéologies. Il est dès lors difficile de ne pas penser à Pierre Desproges et à son exhortation à rire de tout.

Sans respect pour la liberté d’expression telle que décrite par la loi, l’humour cesse d’être cette « politesse du désespoir », comme disait encore Pierre Desproges, qui permet de « désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles ». Autant dire un luxe. Un luxe qui est refusé à tant de dessinateurs de par le monde, pour lequel ils se battent souvent au péril de leurs vies, et que nous nous refuserions à nous-mêmes ?

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